Il y a quelques semaines, j’ai eu la chance de pouvoir donner une conférence à Valence (Espagne), lors du Forum sur les finances personnelles de Forinvest. Il s’agit de l’une des rencontres sur la finance les plus réputées en Espagne et j’étais donc très fier d’y avoir été invité.
En 20 minutes (chronomètre en main), j’ai essayé d’expliquer, du mieux possible, ce que doit être selon moi une philosophie d’investissement, sous un titre qui éveilla beaucoup de curiosité : « Pourquoi les caméléons changent-ils de couleur ? ».
Bien que cela puisse paraître étrange à ceux qui l’entendent pour la première fois, la théorie prédominante affirme que les marchés financiers sont efficients. Ce qu’on peut interpréter ainsi : les investissements sur les marchés financiers représentent une prise de risque en contrepartie de laquelle on reçoit une prime. En fonction du risque que l’on a décidé de prendre, la prime sera plus ou moins importante. La théorie du marché efficient défend l’idée qu’il n’est pas possible d’obtenir une prime plus élevée pour un même risque. Autrement dit, qu’il n’est pas possible de battre le marché de façon systématique. Les gestionnaires qui obtiennent une rentabilité supérieure au marché sont donc tout simplement ceux qui prennent davantage de risques. Par exemple, si un gestionnaire dont la référence est l’IBEX 35 choisit uniquement deux entreprises et obtient un résultat supérieur à celui de l’indice, ce n’est pas, selon la théorie du marché efficient, parce que le gestionnaire a effectué un bon choix, mais parce qu’il a pris davantage de risque par rapport à la référence (dans le cas présent, de concentration).
Cela semble étrange car les marchés sont habituellement considérés comme un mélange des émotions de leurs participants, mus par l’avidité et la peur. Il paraît insensé que la somme de nombreux investisseurs prenant des décisions sans s’appuyer sur toutes les informations ou sans réaliser d’analyse, chargés d’émotions et de biais, puisse donner lieu à des marchés rationnels. Et pourtant, la plupart des études démontrent que c’est le cas, pour le moins à long terme. L’explication se trouve dans ce que J. Surowiecki a appelé « l’intelligence des foules » : l’addition d’informations dans un groupe résulte en décisions souvent meilleures que celles prises par un seul membre du groupe. Un bon exemple, donné par l’auteur lui-même, est la façon dont un groupe de personnes non professionnelles parvient à déterminer, avec davantage de précision que les experts, le poids d’un bœuf pendant une foire. Le plus intéressant peut-être réside dans le fait que la moyenne des estimations était plus proche que la plupart des estimations individuelles, ce qui implique que l’irrationalité de chaque poids individuel débouche sur un « poids juste ».
En ce sens, le fait que le prix en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel (il n’existe pas de prix Nobel d’économie) ait été remis à E. Fama, ardent défenseur de la théorie des marchés efficients, et à R. Shiller, défenseur de l’irrationalité des marchés, démontre le caractère contradictoire des marchés financiers, où une théorie et son contraire sont acceptés. Cela n’est toutefois pas spécifique des marchés financiers. En physique, par exemple, diverses personnes dont les affirmations se contredisent ont également été récipiendaires du prix Nobel. Parmi les plus célèbres : Einstein et Planck.
C’est pourquoi je pense que A. Lo a touché juste avec sa théorie des marchés adaptatifs. Selon Lo, les marchés financiers se comportent normalement comme s’ils étaient efficients, mais leur degré d’efficience dépend de différents facteurs qui changent. Le succès des investisseurs dépend de leur capacité à survivre dans les différents contextes de marché. Autrement dit, aucune stratégie ne génère de résultats meilleurs que la moyenne de façon constante et il est nécessaire de changer de stratégie pour s’adapter aux nouveaux environnements. En partant du principe que tous les participants du marché s’appuient sur les mêmes outils et la même forme d’analyse des actifs, pour parvenir à s’adapter à chaque nouvel environnement, il faut être pragmatique et regarder au-delà.
Peu importe que vous effectuiez l’analyse en comptant sur vos doigts, avec une calculatrice ou avec le programme le plus complexe qui existe utilisant des algorithmes compliqués. Tous les investisseurs peuvent répliquer les mêmes formules et utiliser les mêmes programmes, il n’existe aucune pierre philosophale, aucune formule magique générant des rendements constants dans tous les environnements. De nombreuses formules magiques existent et chacune fonctionne dans un environnement donné. Ce n’est qu’en regardant au-delà du purement quantitatif que l’on peut obtenir un avantage. Cela exige que notre philosophie d’investissement ou notre processus se modifie, s’adapte aux « nouvelles normales » des marchés financiers.
Toutefois, éternelle contradiction des marchés financiers, il faut également comprendre que les marchés sont les mêmes. C’est comme dans le paradoxe de Thésée conté par Plutarque : les Athéniens conservèrent le navire sur lequel Thésée revint de Crète avec les autres jeunes. Lorsque les pièces du bateau s’abîmaient ou pourrissaient, les Athéniens les remplaçaient par de nouvelles. Au fil du temps, toutes les pièces furent changées et les Grecs se demandaient : Est-ce toujours le même navire même si on en a changé toutes les pièces ? Les pièces des marchés changent, ce qui exige de s’adapter sans cesse, mais le marché reste le même, ce qui implique de ne jamais perdre la perspective globale. C’est pourquoi les stratégies de momentum fonctionnent, mais également celles de retour à la moyenne. Les niveaux techniques doivent être surveillés, mais les valorisations ne doivent pas être oubliées non plus, puisqu’aucun style ne fonctionne tout le temps.
Il nous faut donc un système dont la pierre angulaire est l’adaptabilité. Nous avons besoin d’une philosophie d’investissement, mais cette dernière peut être celle du doute cartésien. Une philosophie moderne, qui s’adapte aux différents environnements sans perdre ses principes. Rien de moins ambigu que l’acceptation du fait que les choses ne sont ni blanches ni noires. Seules les horloges cassées indiquent l’heure sans hésitation. Et même ainsi, elles n’indiquent la bonne heure que deux fois par jour.
Enfin, on pourrait divaguer éternellement sur la question de savoir pourquoi les caméléons changent de couleur. Pour communiquer, se reproduire, se camoufler… La vraie réponse est toutefois bien plus simple. Les caméléons changent de couleur pour la même raison que les gestionnaires car, comme l’a affirmé Livermore, “il n’y a pas de côté haussier ou baissier, mais de côté vrai ou faux”. Autrement dit, les caméléons changent de couleur pour s’adapter, ni plus ni moins.